Brèves de plume

Le chien décevant.


Chien moyen, modèle standard.
Bon état général.
Ni jeune ni vieux.
Poil ni court ni long,
Ni dur ni mou.
Jaune sale.
Queue banale.
Oreilles passives.
Grosse truffe humide.
Plus balourd que turbulent.
Plus lent que vif.
Rarement fringuant.
Se couche en rond.
Recommence le rond dans l’autre sens.
Renifle.
Soupire.
Gémit.
Agite brièvement la queue.
Gronde sans conviction.
Couine.
Bave.
Lève la pattte gauche.
Urine.
Jappe.
Court, mais peu.
Saute rarement.
Aboie, parfois.
Surtout quand il a peur.
- "Attaque !" Tu parles d'un klebs ! Il n'a jamais mordu personne, ce con.
- Reviens !
Le chien fout le camp.
- Va chercher !
"Cause toujours" a l'air de dire le chien qui creuse dans une platebande.
- Rapporte !
Rapporte ? Le chien assis immobile, regarde en l'air.
S'en fout de la balle.
S'en fout du bâton.
Urine.
N'aime pas les enfants.
N'aime pas la voiture.
N'aime pas l'eau.
Aime les croquettes.
S'écroule d'un coup en vrac pour se lècher la bite.
Pense à on ne sait quoi et brusquement bande rose.
Se frotte au premier pantalon qui passe.
Se fait engueuler.
Le chien baille.
Tourne le dos et va.
Va et revient.
Re-urine.
Re-va encore puis re-revient.
Recommence.
Et encore re-re-va là-bas.
Re-re-re-urine.
Et ainsi de suite.
Le cycle canin.
Les déjections canines.
La vessie du chien.
Le bon chien bovin, tranquille-tranquille qui grimpe sur le canapé.
Ce n'est même pas interdit ou alors on ferme les yeux.
Là, une lueur passe dans son œil.
Il va se passer quelque chose.
Une seule chose.
On va lui donner des croquettes.
Il a besoin de croquettes régulièrement.
Le plus souvent possible.
Un chien en bonne santé a toujours l'estomac plein.
Le chien est fatigué.
Il baisse la queue,
Il pose sa grosse tête par terre.
Le chien attend à l'emplacement de la gamelle.
Toute une vie de croquettes.
Pour une vie moyenne de chien moyen, comptez une tonne de croquettes.
Le chien a vieilli.
Le chien est devenu trop gros et il sent mauvais.
Ne vaque guère.
Du coussin à la gamellle,
De la gamelle au poteau sur lequel il pisse,
Retour au coussin.
Se gratte à peine.
Ne remue plus la queue.
Ne rêve plus que de bouffe.
Ronfle.
Pète plus qu'avant.

Très décevant leur chien.


Une journée comme une autre.


La mer entra encore une fois dans sa chambre sans frapper. Heureusement, cette fois, il dormait dans le tiroir du haut. À la faible lumière de son étoile qui filait en zigzag aux quatre coins du plafond, il eut le plus grand mal à la faire sortir. Il dut même chasser à coups de balai toute une bande de jeunes thons mal élevés qui ricanaient sous son lit. Il fallait absolument qu’il fasse quelque chose avec ces histoires de marées qui devenaient de plus en plus pénibles. Après une toilette rapide, un ménage sommaire et un petit-déjeuner léger, il dut sortir par la fenêtre. Un arbre avait poussé pendant la nuit juste devant la porte. Une sorte de grand machin hirsute qui se croyait plus malin que les autres. Il ramassa un caillou, mais avant même qu’il le lance, l’autre détala aussitôt en remuant les branches comme s’il avait le feu au tronc. Toute la forêt était secouée de rire, plusieurs oiseaux tombèrent du nid. L’horizon toujours raisonnable était à sa place, vaguement caché derrière les collines endormies l’une contre l’autre, en chien de fusil.
Au-dessus de lui, deux nuages chinois jouaient à faire les huit positions du dragon. Un vieux corbeau surveillait le fil du télégraphe. Le soleil indiquait sept heures et quart (en fait, il retardait d’au moins 5 minutes).
- Bon, quand il faut y aller, il faut y aller, s’écria-t-il. Il prit la première tangente puis la balle au bond de sept heures vingt et hop, il disparut.
(2005)

Au fugitif du 15 mars


Dispersion. Interruption des délices.
Un grand oiseau noir s’est pris dans les hélices
L’ascenseur est hors service. Condamné.
Faudra emprunter les escaliers.

Faut que je me souvienne de l’hirondelle

J’efface le reste, je ne garde qu’elle,
Je lâche la rampe, je lance mes clés,
Je la déshabille en idée.

Voiture quatre, je tire des bords vers le bar,
Station assise pénible, je cherche le comptoir.
Le signal m’alarme : danger révolution.
Arrêt final, pas de négociations.

Faut que je me souvienne de l’hirondelle

J’efface le reste, je ne garde qu’elle,
Je lâche la rampe, je lance mes clés,
Je la déshabille en idée.

Un jour j’arrive, un jour je prends le large.
Un jour je m'éponge, un jour j'enfile les nuages,
Je brûle les gares, je tremble sous les ovations.
Je rentre au dépôt, terminus, fin d’section.

Faut que je me souvienne de l’hirondelle

J’efface le reste, je ne garde qu’elle,
Je lâche la rampe, je lance mes clés,
Je la déshabille en idée.

J’entends le brame des biches, elles broient du noir ce soir
Sous la lune, les vieux loups hurlent leur désespoir.
Au dernier étage d’une maison bourgeoise
Une vieille chinoise remet Gaby sur le gaz.

Mandagout*

Je suis allongé torse nu sur le muret de pierres qui borde la terrasse. Je ferme les yeux et je me concentre sur la musique du lieu. J’oublie le grain du ciment sous mes omoplates. J’oublie les parfums. J'écoute. Chaque lieu possède une signature sonore vivante, complexe, changeante et unique. Ici on entend le ressac de la mer, des mouettes et des chevaux; là-bas grésille une ligne haute tension et passe parfois un train; ailleurs un étang, des roseaux, des moustiques et des grenouilles; plus loin des cigales et des glaçons dans des verres.
Moi les yeux fermés, j’écoute Mandagout.

Au plus près, le souffle tiède du vent capricieux qui joue avec mes oreilles. Il chuchote de sourdes incantations chamaniques, se tait, disparaît, revient avec des susurrements de jeune fille qui chatouillent les tympans. Le vol intermittent d’une mouche hésitante qui se pose sur mon nez, mon front, mon bras gauche, ma poitrine, ma lèvre inférieure. Au sol, une feuille morte glisse par soubresauts. Je la devine qui s’élève et retombe, frottant et déplaçant de minuscules gravillons qui roulent sur le sol.
Un peu plus loin, au-dessus de moi, derrière ma tête, le feuillage touffu, mais léger, d’un arbre non identifié, bruisse.
Différents oiseaux. Les premiers, je les imagine petits comme des étourneaux. Ils sont nombreux et s'interpellent de branche à branche sur le même arbre. Combien sont-ils ? Difficile à dire. Quatre, cinq, six ? Leur pépiement est très aigu. Ils sont volubiles et très excités, leur ramage est mécanique, peu harmonieux. Dans d’autres arbres plus éloignés, d’autres oiseaux. Plus gros ? Moins nombreux, trois peut-être. Ceux-là produisent des sifflements modulés, leurs trilles se répondent au lieu de se recouvrir, le babil n’est pas très mélodieux, mais cela ressemble davantage à un chant.
Un gros insecte a chassé la mouche. Il volette lourdement autour de ma tête. Très près de mon visage. J’imagine les battement puissants de ses ailes, son corps velu, ses déplacements saccadés, indécis; filmés au ralenti puis en accéléré. Parfois il semble en vol stationnaire. Qu'observe-t-il ? Il m’inquiète un peu, je me force à ne pas ouvrir les yeux. Enfin il s’éloigne et disparaît.
À ma droite, le vent qui a forci, agite des branches souples. Le bruissement est soyeux, le feuillage est jeune, lisse et élastique, les feuilles sont tendres, forcément fraîches, vertes, satinées.
À droite toujours, à une centaine de mètres, un chien se met à aboyer gravement, longuement mais sans colère. Quelque part, beaucoup plus loin à gauche, un collègue lui répond avec véhémence.
Je distingue à présent à travers le rideau d'arbres, la plainte lointaine du moteur qui a dû les alarmer. Déplaisant. Un vélomoteur est lancé à fond dans une descente. Le 49,9 cm
3 est poussé en surrégime, le hurlement des petits pistons est strident. Je visualise la portion de route sinueuse à flanc de colline et la jubilation du pilote qui pousse sa machine à fond. Le rugissement de la pétrolette croît et décroît selon selon les lacets de la route qui le rapproche ou l’éloigne. Enfin tumulte décroît puis cesse.
Des cancanements en série se font alors entendre. D’abord, je crois que ce sont des sarcelles qui nasillent, mais après un moment, je ne reconnais plus leur cri. Le craillement de corneilles peut-être ? Non, ce sont forcément des canards. Ils sont au sol, dans le pré qui borde le ruisseau en contrebas, derrière une haie de cyprès. Un couple ? Des mâles se disputant une femelle ? En tout cas, ils sont au moins deux. Le vent faiblit, va-t-il s’éloigner de la vallée ? Pas du tout, il tourne sur lui-même, revient par à-coups. Il déforme tout mes sons comme un miroir de foire. Je perds mes repères, le proche et le lointain, tout devient brouillé, je ne reconnais plus rien. Je respire profondément et je recommence à fixer mon attention. Dans la maison, derrière moi, vers la gauche, une porte claque sèchement. Contre le mur de la maison, quelque chose de bancal, de mal fixé ou de branlant, grince et cogne régulièrement contre un mur puis s’interrompt. Un des volets certainement, mais lequel ? Au premier étage ?
Très loin, je distingue un grondement. Un orage est improbable. Ma dernière vision du ciel d’après-midi, était un azur parsemé de quelques rares moutons blancs peu inquiétants. Le ronflement devient plus distinct. C’est le vrombissement sourd d’un avion à hélices. Un gros avion. Un bimoteur ? Un quadrimoteur ? Il vole lentement, à basse altitude. On dirait un tracteur céleste. Ce n’est pas encore la saison des incendies, ce n’est donc pas un bombardier d’eau. Il reste au-dessus de moi un long moment. On dirait qu’il décrit un large cercle à l’aplomb de la vallée. Il ne s’éloigne pas, il observe. Le silence me frappe. Il a disparu. Sans un bruit. Il était là, énorme, s’imposant par-dessus les babils, les frémissements, les murmures et les friselis et puis plus rien. Premier à se réveiller, le volet (?) reprend son claquement agaçant.
Vers la gauche, un choc flou. Quelque chose de lourd est tombé dans l’herbe ou sur de la terre meuble. J'imagine que l'avions a largué une vache en parachute qui vient d'atterrir dans un près. Je souris de l'absurdité de cha chose. Une bille de bois ? La mouche est de retour. Une détonation lointaine. Un faible écho est renvoyé par les collines. Dispersion, cris et battements d’ailes dans l’arbre au-dessus de moi. Disparition des animaux.
La valse des feuilles s’est accélérée, on dirait maintenant le flot mousseux d’un torrent sur des pierres.
Sur le chemin, des enfants sont apparus et ils parlent fort. Crient presque, comme pour se rassurer dans une forêt profonde. Un garçon et une fille, ou deux garçons dont un plus petit ? Je ne comprends rien, les petites voix excitées portent loin. La plus aiguë interrompt l’autre à tous bouts de champ. Une minute plus tard des voix d’adultes interviennent. Deux hommes, ils interpellent les enfants avec calme et autorité, ce qu’ils disent m'est inintelligible.
Quelqu’un a donné un coup de pied dans un caillou qui vole et en heurte d’autres en retombant. Les oiseaux s’en moquent. Les enfants se mettent à courir, donc à crier, sur le chemin en pente. Ils modulent de longues onomatopées, syncopées par leur course essoufflée et les bosses du terrain. Haaa, houaaaiii, haaaaoo, hoooaa, houïïï. J'ai gagné ! Moi aussi je me suis écorché les genoux en courant comme ça.
Dans leur monde, ils passent sûrement sans me voir et s’éloignent en contrebas du muret.
Des nuages interrompent la caresse chaude du soleil, leur ombre passe sur mes paupières. Je sens la température de l’air qui baisse, pourtant je m’assoupis.
Je suis réveillé par des cloches. J’ai failli ouvrir les yeux. J’ai juste eu le temps de sentir à travers les paupières que la pénombre était tombée. Le chien s’en va, le loup arrive. Ce sont des petites cloches, comme on en met aux chèvres. Une clochette et puis d’autres. La première est cristalline et sonne à chaque mouvement de la bête broutante. La seconde émet un son terne, une note désaccordée, un choc sur quelque chose de fêlé ou ébréché. En fait, il y en a beaucoup d’autres plus distantes qui répondent et se mêlent aux premières dans un babillage continu. Les chèvres (ou bien seraient-ce des brebis ?) restent muettes, pas un bêlement. Pas un aboiement de chien. Pas une parole humaine à leur intention. Les cloches s’éloignent peu à peu en procession, comme un petit gamelan.
J’ai froid. Je résiste à la tentation de rentrer. J’attends de percevoir l’ultime, infime tintement de la dernière clochette avant d’ouvrir les yeux sur la nuit. Je voudrais entendre le soupir du soleil caché derrière les collines et le crépitement joyeux de la mise à feu des étoiles.

(2004)

* Mandagout, commune française du Gard, région Occitanie, aire d'attraction de Le Vigan.

J'ai soif


J’ai soif.
Suspendant leur cours
Les choses fébriles de la journée
Révèlent la nuit
Leurs interstices intimes.

Une aube assoupie filtre par les persiennes
Autour de l’évier morbide, légiste,
Luisent les carreaux culinaires,
Un torchon, une pomme, une théière chinoise,
Une boîte orientale.

Fichés dans un billot de bois
Les couteaux incisifs
Couteaux de lumière
Lames inoxydables
Tranchoirs lourds
Désosseurs agiles
Eustaches familiers
Surins mille fois effilés.

Pupilles noires
Pupilles avides
Mes gourmandes
Suceuses d’ombre.
Je scrute.

Je sais les oignons, les aulx, le laurier,
Dans un panier.
Je sais le plateau avec les huiles et les épices.
Je sais le contenu caché
Des placards et des tiroirs.
Où se trouve le chocolat.

J’ai soif,
Il est temps que la nuit se retire.
Abandonne ses noyés
A la langue sèche.

Le compresseur du réfrigérateur hoquète,
Une plaque dorsale vibre, une vis trémule.
Je ferme les yeux,
Ouvre la porte, saisis la bouteille au jugé
Referme le tombeau.
Quelques spasmes, il s'ébroue et à nouveau ronronne
Puis se rendort.

Déjà des voitures chuintent sur le bitume.
Il pleut donc.
Lorsque disparaît la lune
Que les derniers rats
Désertent les poubelles
Apparaissent les premiers piétons hâtifs.
Un chien craintif
Bas sur pattes
Oreilles couchées,
échine creusée,
tourne sur lui-même
hésite à traverser.